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Cultures industrielles, pesticides et santé reproductive dans le Sud du Kirghizstan

Rakhmanbek Toichuyev est professeur de médecine à l’Institut des problèmes biomédicaux de la branche Sud de l’Académie des sciences. Depuis plus de quarante ans, il mène des recherches sur les effets sur la santé des pesticides notamment ceux utilisés dans la culture du coton et du tabac en Asie centrale. Il montre les impacts passés et actuels des politiques agricoles soviétiques sur les terres et les corps dans le Sud du Kirghizstan, les continuités et les transformations des usages et des effets des pesticides dans la région. Lucia Direnberger et Irène Mestre lui ont posé des questions sur ses travaux de recherche.

Lucia Direnberger et Irène Mestre : Quand et comment avez-vous commencé à étudier les effets des pesticides sur la santé, en particulier sur la santé des femmes ?

Rakhmanbek Toichuyev : J’ai commencé à étudier les effets des pesticides sur la santé, en particulier sur la santé des femmes, en 1978.  En tant que chirurgien pédiatre de formation, nous étions confrontés à des malformations congénitales complexes chez les enfants (le plus souvent multiples, incompatibles avec la vie), ainsi qu’à des pathologies intra-utérines chez les nouveau-nés. En analysant les causes, il s’est avéré que tous les patients provenaient des districts de culture du coton et du tabac de la région de Och. Dans ces districts étaient cultivées des cultures industrielles telles que le coton et le tabac, qui avaient une importance stratégique pour l’URSS. Afin de préserver le rendement de ces cultures, d’énormes quantités de produits chimiques toxiques et de pesticides, y compris des pesticides organochlorés (POC) interdits en 1970, ont été utilisés pour lutter contre les parasites de ces cultures. Le traitement des champs par voie aérienne était également utilisé.

À cette époque, les mères et les nouveau-nés étaient examinés ensemble lors d’une même consultation. Les antécédents des patientes révélaient des fausses couches, des enfants morts-nés, des bébés prématurés et un certain nombre d’autres complications pendant la grossesse, l’accouchement et la période postnatale, notamment des troubles menstruels, des anomalies de l’appareil reproducteur des femmes et des jeunes filles, y compris des tumeurs et de la stérilité, des mastites, des cancers du sein (même chez les femmes qui ont accouché plusieurs fois). En outre, presque toutes les femmes qui travaillaient dans les plantations de coton et de tabac souffraient d’anémie, de pathologies du système gastro-intestinal, du système endocrinien et du système neurovasculaire.

En tant qu’étudiant de troisième cycle de l’Institut de pédiatrie de l’Académie des sciences médicales de l’URSS, je n’ai pas traité ces problèmes directement, mais j’ai étudié les particularités du développement des maladies purulentes-septiques chez les nouveau-nés dont les mères travaillaient dans les plantations de coton et de tabac, parce qu’à l’époque, nous ne pouvions pas étudier directement l’effet des produits chimiques toxiques sur l’organisme des femmes. En 1994, j’ai été chargé de créer l’Institut des problèmes biomédicaux (IPB) au sein du département sud de l’Académie nationale des sciences de la République du Kirghizstan. Depuis lors, l’IPB que je dirige et moi-même sommes étroitement impliqués dans les problèmes de pollution par les pesticides, les radiations, l’uranium, les sels de métaux lourds (plomb, mercure, antimoine, cadmium, minerais polymétalliques, etc.). L’une de nos principales tâches consiste à protéger le corps humain des effets des produits chimiques toxiques, des pesticides et, surtout, des POC, et à les éliminer de l’organisme.

Ouvrière agricole dans un champ de tabac, 1974. Source : https://foto.kg/galereya/1705-tabakovodstvo-polya-tabakovodcheskogo-sovhoza.html

 

Quels pesticides sont utilisés pour quelles cultures ? Quels sont les changements intervenus au cours des vingt dernières années ?

Aujourd’hui, le principal problème concerne les quantités résiduelles de pesticides, y compris les pesticides organochlorés persistants (groupe HCCH, DDT et analogues, heptachlore, voire aldrine), qui étaient utilisés sous l’URSS. Outre les cultures susmentionnées, les POC ont été utilisés contre les ravageurs des cultures de noix sauvages, et dans les foyers de peste. Les sites d’enfouissement de pesticides restants, les anciens entrepôts de pesticides et les sites d’enfouissement de pesticides constituent également un problème important.  Dans le même temps, nos recherches ont montré que dans les zones où le riz est cultivé depuis 20 ans, les POC dans le sol et le riz sont pratiquement indétectables, et dans le sol où d’autres cultures sont cultivées, les POC sont détectées, mais en quantités insignifiantes, c’est-à-dire que la teneur en POC a diminué d’un ordre de grandeur, et dans les lieux d’entreposage, les aérodromes agricoles- la teneur est encore élevée.  Après l’effondrement de l’URSS, au cours des vingt dernières années, les sites de culture du coton et du tabac ont été remplacés par d’autres cultures – légumes, melons, légumineuses à grains, cultures fourragères et fruits. Actuellement, les pesticides ne sont pas produits au Kirghizstan, si bien que des pesticides de nouvelle génération sont importés de l’étranger (tels que l’omite, l’usmite et la tagmite, le talaster, etc., qui ont des propriétés similaires au DDT, à l’hexachlorane, au polychloropinen, à l’heptachlor), mais leur stabilité dans l’environnement extérieur n’est pratiquement pas étudiée, et leur effet est le même que celui des POC.

Qui est exposé aux pesticides (travailleurs, résidents, consommateurs) ?

Les consommateurs de denrées alimentaires contaminées par les pesticides, c’est-à-dire les aliments cultivés à proximité d’anciens entrepôts de pesticides, d’aérodromes agricoles et de champs fortement contaminés par des quantités résiduelles de POC, c’est-à-dire d’anciens champs de coton et de tabac, de centres de lutte contre la peste, sont les plus exposés aux pesticides. Les travailleurs qui ont traité des arbres fruitiers, des légumes, des melons et d’autres cultures, ainsi que les propriétaires de parcelles qui contrôlent la qualité du traitement, sont particulièrement exposés aux nouveaux pesticides

Quel est l’impact des pesticides sur la santé, en particulier sur la santé reproductive ?

Ils endommagent presque tous les organes et systèmes, en particulier les organes reproducteurs. Les pesticides affectent également l’embryon, le fœtus, les nouveau-nés et les nourrissons, car après la naissance, les pesticides pénètrent dans l’organisme de l’enfant par le biais du lait maternel, affectant simultanément la qualité du lait maternel de la mère allaitante, réduisant la teneur en immunoglobulines sécrétoires dans le lait maternel, et chez les enfants eux-mêmes – supprimant la résistance à la colonisation des microbes gastro-intestinaux, qui participent à tous les processus métaboliques et perturbent la fonction de neutralisation du foie.

Malheureusement, la communauté scientifique accorde peu d’attention à l’impact des pesticides sur la valeur nutritionnelle des produits d’origine végétale et animale, ainsi que sur la microflore, en modifiant sa résistance aux antibiotiques, pesticides et autres écotoxiques, et sur le contenu en eubiotiques utiles. Nous nous intéressons également à l’élimination des pesticides de l’organisme, principalement par le tractus gastro-intestinal, car jusqu’à 90 % des pesticides pénètrent dans l’organisme par le tractus gastro-intestinal.

Au Kirghizstan, nous disposons d’herbes endémiques uniques, utilisées par la population depuis des siècles pour lutter contre l’empoisonnement et la diarrhée, possédant des propriétés absorbantes, biliaires et diurétiques, des remèdes diététiques à base de lait aigre, utilisés même pour le traitement de la tuberculose, normalisant la résistance à la colonisation de la biocénose intestinale. Ils donnent de bons résultats, car nous les utilisons pour prévenir et traiter les maladies.  Les maladies non diagnostiquées et non enregistrées liées aux pesticides sont particulièrement préoccupantes. Parmi les enfants allaités qui nous ont été adressés, chez qui on a diagnostiqué des pathologies congénitales, intra-utérines, des encéphalopathies, des hépatites toxiques, des troubles intestinaux, des immunodéficiences, des hypotrophies et d’autres pathologies, il y avait des enfants dont le lait maternel contenait des POC (jusqu’à 5-6 types différents), notamment de l’aldrine et de l’heptachlore.  Par conséquent, ces problèmes (pathologies) nécessitent des recherches plus approfondies afin de trouver des moyens de les résoudre.

 

Entretien mené en russe et traduit vers le français par Irène Mestre.

 

Travaux de Rakhmanbek Toichuyev :

Toichuyev, R. (2020, 6 novembre). World’s largest stockpiles of toxic pesticides buried in Central Asia. Dialogue Earth. https://dialogue.earth/en/pollution/buried-in-central-asia-worlds-largest-stockpiles-of-toxic-pesticides/

Toichuev, R. M., Zhilova, L. V., Makambaeva, G. B., Payzildaev, T. R., Pronk, W., Bouwknegt, M. et Weber, R. (2018a). Assessment and review of organochlorine pesticide pollution in Kyrgyzstan. Environmental Science and Pollution Research, 25(32), 31836‑31847. https://doi.org/10.1007/s11356-017-0001-7

Toichuev, R. M., Zhilova, L. V., Paizildaev, T. R., Khametova, M. S., Rakhmatillaev, A., Sakibaev, K. S., Madykova, Z. A., Toichueva, A. U., Schlumpf, M., Weber, R. et Lichtensteiger, W. (2018b). Organochlorine pesticides in placenta in Kyrgyzstan and the effect on pregnancy, childbirth, and newborn health. Environmental Science and Pollution Research, 25(32), 31885‑31894. https://doi.org/10.1007/s11356-017-0962-6

Toichuev, R. M., Zhilova, L. V., Makambaeva, G. B., Payzildaev, T. R., Pronk, W., Bouwknegt, M. et Weber, R. (2018). Assessment and review of organochlorine pesticide pollution in Kyrgyzstan. Environmental Science and Pollution Research, 25(32), 31836‑31847. https://doi.org/10.1007/s11356-017-0001-7

Toichuev, R. M., Zhilova, L. V., Toichueva, A. U., Paizildaev, T. R., Khametova, M. S. et Rakhmatillaev, A. (2020). Хлорорганические пестициды в грудном молоке городских жительниц Кыргызстана. Химическая безопасность, 4(1), 197‑215. https://doi.org/10.25514/CHS.2020.1.17015

Toichueva, A. U., Sakibaev, K. S., Paizildaev, T. R., Zhilova, L. V. et Toichuev, R. M. (2021). Грудное молоко как биологический маркер для определения загрязнения окружающей среды хлорорганическими пестицидами в условиях юга Кыргызстана. Химическая безопасность, 5(1), 215‑236. https://doi.org/10.25514/CHS.2021.1.19014

 

Photo de couverture : Récolte du coton, 1976. Source : https://foto.kg/galereya/2894-hlopkovodstvo-uborka-hlopka-syrca.html


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ifeac (16 mai 2025). Cultures industrielles, pesticides et santé reproductive dans le Sud du Kirghizstan. IFEAC. Consulté le 16 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13xxp


1 réponse

  1. 02/06/2025

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